Donald Bruce
Le discours hyperbolique:Jules Verne et Max Nordau devant la modernité
Deux écrivains importants de la seconde moitié du XIXe siècle qu’on n’a pas l’habitude de se rapprocher l’un de l’autre sont Jules Verne (1828 – 1905) et Max Nordau (1849 – 1923). Ces deux hommes qui habitent plus ou moins le même espace historique incarnent chez eux deux réponses complexes à la modernité fin de siècle qui sont pour nous particulièrement intéressantes. Chez eux on trouve de nombreuses caractéristiques fort semblables, dans leurs personnes et dans leurs travaux, ce qui nous encourage à les rapprocher. Pourtant, ils se distinguent nettement l’un de l’autre par des visions divergentes du monde moderne. Le problème central de la modernité qui préoccupe ces deux écrivains est précisément celui de la modernité elle-même, et par là je veux dire, avec le philosophe Charles Taylor, une concentration inédite de pratiques et de formes institutionnelles nouvelles–la science, la technologie, l’industrie, l’urbanisation–, de nouvelles façons de vivre–l’individualisme, la sécularisation, la rationalité instrumentale,–mais aussi de nouvelles formes de malaise–aliénation, perte de sens, sentiment de la dissolution du lien social.1
En même temps il faut bien voir dans leurs projets intellectuels des réponses très articulées à une nouvelle étape importante (à la fin du XIXe siècle) de la mondialisation, un processus fondamental qui se déploie à grande vitesse à l’époque et dont la plus récente étape post-industrielle marque tellement notre propre monde.2 Cela se voit chez ces deux auteurs par de nombreuses caractéristiques dont je relève trois en particulier: le rôle (positif ou négatif) de la science et de la technologie dans la vie quotidienne; la perspective sur le colonialisme et les questions de l’ethnocentrisme (tant au niveau mondial qu’à l’intérieur de l’Europe); la reconfiguration de la perception et de la représentation de l’espace et du temps. La présente étude vise à analyser d’une manière comparative en quoi les travaux de Verne et de Nordau traduisent la complexité de la réponse ‘fin de siècle’ devant les réalités du XXe siècle émergent.
Jules Verne est très bien connu au grand public de nos jours: ses livres se vendent toujours bien et de nombreux films ont mis ses narrations devant des générations d’enfants et d’adultes, à tel point que des personnages comme le Capitaine Nemo et Phileas Fogg sont devenus des icônes culturelles. Dans le monde universitaire les nombreux colloques, événements et publications qui marquent le centenaire de sa mort (2005) en font foi; dans le monde de la culture populaire les films, les bandes dessinées, et les nombreuses ré–éditions de ses livres témoignent d’un intérêt quasi-inextinguible pour les histoires de Jules Verne. Max Nordau par contre est beaucoup moins connu que son confrère. Juif d’origine hongroise, Parisien par choix, enfant de l’Aufklärung et de la culture allemande, médecin de formation, à la fois journaliste, romancier et commentateur culturel très recherché dont les ouvrages étaient rapidement traduits en plusieurs langues pendant sa vie3, Max Nordau est à peine connu de nos jours. Si son nom nous dit encore quelque chose, c’est en premier lieu puisqu’il était le lieutenant fidèle du fondateur du sionisme, Théodore Herzl, et qu’il a gagné sa place dans l’histoire par son engagement international dans cette cause; en second lieu dans l’histoire intellectuelle européenne son nom nous est familier puisqu’il a publié en 1892 un livre très célèbre et controversé, Entartung (fr.: Dégénérescence, 1894).4 Ce livre, qui n’est qu’un seul parmi beaucoup qu’il a publiés pendant sa vie, a connu un retentissement international considérable à l’époque et son statut de document socio-culturel reste toujours important. Bien que discréditées de nos jours, les théories de la dégénérescence qui l’étayent constituent une apparente réponse scientifique aux anxiétés socio–culturelles de l’époque: Nordau essaie d’appliquer des idées anthropologico–médicales courantes en fin de siècle à la production culturelle de son époque afin de démontrer les effets pernicieux et ataviques du modernisme sur la population européenne.
A sa façon chaque auteur se sert du discours de la culture scientifique pour appuyer un projet narratif dont le but est d’influencer l’ambiance culturelle du monde environnant et en même temps de traduire le monde émergent à la fin du XIXe siècle. Dans la courte discussion qui suit je compte me limiter surtout à quelques éléments clé qui jouent à mon sens un rôle dans la manière dont ce que j’appelle le ‘discours hyperbolique’ se constitue chez ces deux auteurs. Ce procédé d’écriture hyperbolique marque nettement les textes de ces auteurs et nous invite à comparer leurs réponses devant l’émergence de la modernité.
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En premier lieu, nous devons reconnaître que dans une large mesure Verne et Nordau remplissent objectivement la même fonction idéologique dans la société européenne du XIXe siècle: ils sont tous les deux agents de la classe dominante et soutiennent les idées du libéralisme humaniste de cette classe. Le progrès, la science empirique, le rationalisme, la supériorité de la culture européenne bourgeoise, et l’assiduité au travail sont quelques-unes des valeurs qui fondent leur vision. En même temps, que ce soit envers les femmes, envers les peuples coloniaux, ou envers les basses classes européennes (et là il faut compter les Juifs de l’Europe de l’Est dans le cas de Nordau), ils partagent plus ou moins les mêmes préjugés, les mêmes idées patriarcales, bienveillantes il est vrai, et souvent le même paternalisme.
En second lieu, il y a surtout deux caractéristiques qui apparentent Verne et Nordau, à savoir:
1) l’importance fondamentale accordée par ces auteurs au rôle de la science dans la vie contemporaine, que ce rôle soit positif ou négatif. La rationalité empirique se trouve au coeur même de leurs visions du monde. Le projet pédagogique est un élément essentiel de leurs narrations, et la textualité en porte la marque: l’auteur des Voyages extraordinaires et le journaliste du Pester Lloyd et de la Neue Freie Presse ont conscience de former l’opinion publique au moyen de la science contemporaine et de cultiver le respect du savoir scientifique appliqué.5
2) ensuite le projet fort enraciné qu’ont les deux écrivains pour élaborer une vision ‘mondiale’. Si Verne est le premier auteur à prendre le monde entier comme terrain narratif, comme objet de discours dans les Voyages Extraordinaires, le premier auteur à élargir son cadre référentiel à l’échelle mondiale, Max Nordau est le premier commentateur de la production culturelle contemporaine à présenter un vrai panorama de la culture européenne et à soumettre cette diversité culturelle à une analyse de fond (homogénéisante, remarquons-le) à partir de critères qu’il appelle ‘scientifiques’: les principes de la socio-pathologie qu’il emploie sont dérivés surtout du savant italien Cesare Lombroso6 et de l’école de la psycho-pathologie qui se base sur le travail de Jean-Martin Charcot en France.7 Par rapport à la vision ‘mondiale’ limitée de leurs contemporains, ce désir de saisir le monde globalement est vraiment unique et constitue ce qu’on pourrait appeler ‘l’intensification de la conscience mondiale’.8
Tout en étant des agents des valeurs des groupes dominants de l’époque, ces auteurs s’engagent quand même par l’écriture dans des critiques souvent perspicaces de nombreuses valeurs et pratiques contemporaines. Nous savons que les héros verniens font preuve souvent de traits fort anarchisants ou du moins non-conformistes: depuis Cinq Semaines en ballon (1863) jusqu’à ses derniers textes les narrateurs verniens et les personnages importants exercent des critiques spécifiques qui ciblent des pratiques contemporaines. La rapacité du capitalisme, les endommages portés à l’environnement, la commercialisation de tous les aspects de la vie, la concurrence nationaliste, et bien des autres sont souvent tournés en ridicules ou critiqués. Nordau pour son compte voit condamner et confisquer par le Conseil impérial de Vienne en 1883 son livre, Les Mensonges conventionnelles de la civilisation, un best seller du jour qui critique des valeurs bourgeoises de l’époque. D’une part donc, ces auteurs affirment l’hégémonie des classes et des nations dominantes, la supériorité des valeurs européennes, et la légitimité de leurs responsabilités supposées envers des groupes ou des peuples ignorants ou non-scientifiques/non-civilisés. D’autre part, ils mettent parfois en cause cette hégémonie et formulent leurs critiques autour des questions pressantes de la modernité: la valeur de la science et de la technologie, la question des contacts interculturels, l’expansion du capitalisme et du monde de la consommation, entres autres.
Un élément significatif dans leurs textes qui marque le passage vers le modernisme se trouve dans le phénomène du ‘discours hyperbolique’. Par discours hyperbolique je veux dire un discours dominé par la figure de l’hyperbole (l’exagération) qui augmente ou diminue (par la litote) de manière importante les éléments d’une représentation, d’un argument, d’une problématique, ce qui fait partie d’une stratégie rhétorique avouée ou non. Toutes les ressources de la rhétorique—le lexique, l’organisation syntaxique, les métaphores, les images, etc.—concourent pour produire un effet spécifique d’expansion, voire d’exagération.
Prenons d’abord le cas de Nordau. Comment est-ce que le discours hyperbolique s’énonce chez lui? La vision de la production culturelle contemporaine que présente Nordau dans sa critique est « le résultat de tensions dialectiques entre un utopisme libéral et un ‘dystopisme’ darwiniste »9: on sait à quel point le pessimisme culturel colorait le paysage intellectuel de l’époque.10 Dans le projet de Nordau il s’agit surtout de démontrer en quoi consiste la dégénérescence chez les producteurs de la culture moderne. Dans le système causal établi dans Entartung, Nordau reprend les idées de ses prédécesseurs (Morel, Lombroso, Krafft-Ebing, Charcot, Magnan, Binet, Féré, et al.) en acceptant que les drogues, les stimulants de toutes sortes, l’environnement social malsain en général, la fatigue et la vitesse de la vie moderne mènent à la dégénérescence de l’organisme, surtout dans les classes élevées. Nordau condamne toutes les productions culturelles importantes de son époque (celles que nous jugeons maintenant être les meilleures) et attribue leur manque de valeur aux artistes et penseurs malsains qui les ont produites: en ‘lisant’ les symptômes inscrits dans les oeuvres, il croit relever les indices des maladies dégénératives des producteurs. Ce qui est significatif, c’est qu’il arrive dans son analyse à confondre les pistes des causes et des effets: parfois, la dégénérescence est largement repartie dans la population et liée à la vie malsaine de la modernité; parfois elle est limitée aux classes dirigeantes et aux artistes et dérive de sources ‘génétiques’. A l’époque on croit que l’atavisme constitue une conséquence inévitable de la dégénérescence, et Nordau proclame être entouré d’exemples de ce phénomène. Chez Nordau il n’y a aucune possibilité de comprendre les productions culturelles (dégénérées) de son temps dans une optique ironique ou humoristique: cette dimension lui échappe complètement. Quelques courtes citations tirées de Nordau en soulignent l’essentiel de mon propos:
I. Cette cause qui […] transforme les individus sains en hystériques, —la fatigue,—l’humanité civilisée tout entière y est soumise depuis un demi-siècle. […] L’humanité n’offre pas un seul siècle où les inventions qui pénètrent si profondément, si tyranniquement dans la vie de chaque individu, s’entassent comme au nôtre. (Dégénérescence, I, 67)
II. Nous nous trouvons actuellement au plus fort d’une grave épidémie intellectuelle, d’une sorte de peste noire de dégénérescence et d’hystérie, et il est naturel que l’on se demande de toutes parts avec angoisse: «Que va-t-il arriver?» (Dégénérescence, II, 525)
III. […] ces tableaux nosologiques ne sont pourtant que les manifestations différentes d’un seul et unique état fondamental, l’épuisement, et ils doivent être rangés par l’aliéniste dans le groupe général de la mélancolie, qui est la forme psychiatrique sous laquelle apparaît un systèm nerveux central épuisé (Dégénérescence, II, 524).
IV. A côté des stigmates physiques, la science en a aussi trouvé d’intellectuels, qui caractérisent la dégénérescence aussi sûrement que ceux-là, et ceux-ci apparaissent nettement dans toutes les manifestations vitales, notamment dans toutes les oeuvres des dégénérés, au point qu’il n’est pas nécessaire de mesurer le crâne d’un écrivain ou de voir le lobe de l’oreille d’un peintre, pour reconnaître qu’il appartient à la classe des dégénérés (Dégénérescence I, 34).
V. Ainsi ce livre est un essai de critique réellement scientifique, qui ne juge pas une oeuvre d’après les émotions qu’elle éveille, émotions très contingentes, capricieuses et variables selon le tempérament et la disposition d’esprit de chaque lecteur, mais d’après les éléments psycho-physiologiques qui lui ont donné naissance… (Dégénérescence vi).
Dans la première citation (I) il est clair que la dégénérescence relève directement des conditions de la vie contemporaine et qu’elle touche les vies de tous les citoyens; dans la deuxième citation ceci est confirmé par la métaphore de « l’épidémie »11, ce qui fait partie du discours médical (scientifique) qui véhicule l’analyse de Nordau. Dans la troisième citation (III) la dimension médicale de la question est précisée comme relevant du « système nerveux », et dans la quatrième (IV) le lien entre le physique du producteur culturel (donc d’un groupe qui est maintenant beaucoup plus restreint que celle de la population générale) et les caractéristiques de l’oeuvre est établi. Finalement la méthodologie scientifique est affirmée, ce qui légitime l’analyse qu’entreprend Nordau de l’objet culturel par rapport à son producteur.
Ce discours au moyen duquel Nordau le médecin entreprend la lecture scientifique du corps de la culture européenne à travers les productions de ses écrivains et artistes se présente dans son texte de manière tout à fait sérieuse: il n’y a pas d’humour et on ne voit jamais le côté critique de la ‘décadence’ comme contre–discours esthétique. Pourtant, avec une certaine distanciation temporelle ou critique il peut très bien produire un effet qui est justement l’opposée de celui qui est recherché: pour le lecteur du de notre époque les formes et le contenu du discours semblent souvent « comically intense »12. Gonflé par d’innombrables exemples ‘scientifiques’ qui devraient appuyer la thèse de Nordau, Entartung est profondément informé par le discours hyperbolique.
Regardons seulement deux exemples que je tire de la section où se trouvent les portraits des écrivains français:
Verlaine : « En cet homme nous trouvons réunis, d’une façon étonnamment complète, tous les stigmates physiques et intellectuels de la dégénérescence, et à aucun écrivain, à ma connaissance, ne s’appliquent aussi exactement trait pour trait qu’à lui, à ses dehors somatiques, à l’histoire de sa vie, à sa pensée, à son monde d’idées et à son langage particulier, les descriptions que les cliniciens donnent des dégénérés »13. Les traits physiques de Verlaine, énumérés par la suite en détail, devraient retrouver leur écho dans son écriture: « Comme cela apparaît dans ces expressions ridiculement recherchées et en partie complètement absurdes, l’irrégularité du crâne de Verlaine »14.
Mallarmé : en parlant de cet écrivain, Nordau revient au portrait physique publié par Jules Huret (1891) dans sa célèbre Enquête en disant « qu’on remarque chez Mallarmé “ des oreilles longues et pointues de satyre ”. R. Hartmann, Frigerio et Lombroso ont, après Darwin, qui le premier appuya sur le caractère simiesque de cette particularité, déterminé la signification atavique et dégénérative de pavillons de l’oreille démesurément longs et pointus, et démontré qu’on les rencontre surtout fréquemment chez les criminels et les aliénés »15.
Après deux volumes de description des pathologies dominantes de la fin de siècle, le médecin Nordau en vient dans Entartung à indiquer comment guérir ces maladies dont il a présenté la symptomatologie:
Tel est le traitement, que je crois efficace, de la maladie de l’époque: caractérisation comme malades des dégénérés et hystériques chefs de mouvements, démasquage et stigmatisation des pasticheurs comme ennemis de la société, mise en garde du public contre les mensonges de ces parasites.16
Il y a une ironie historique énorme qui découle de l’appel fait par un Juif de culture allemande, co-fondateur avec Herzl du sionisme, pour une telle thérapie dont le but est d’éradiquer de cette manière ce qu’il voit comme le fléau social principal de son époque: en 1937 les Nazis vont ouvrir à Munich l’exposition Entartete Kunst (l’Art dégénéré) dont le but ressemble fort à celui articulé par Nordau. C’est l’hyperbole extrême qui clôt l’analyse scientifique de Nordau des causes et des effets du modernisme sur la population européenne.
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Dans le cas de Verne, le discours hyperbolique tend à se manifester de plusieurs manières. L’hyperbole n’a pas la dimension grotesque ou même souvent ridicule qu’on trouve chez Nordau, mais elle se présente quand même au moyen de phénomènes, de descriptions, ou d’événements dans les narrations qui ‘dépassent’ nos expectations. C’est-à-dire qu’il existe chez Verne tout un procédé d’écriture dont le but est d’amplifier de nombreux aspects de ses textes. De prime abord, l’amplification est moins apparente ici que chez Nordau, mais au fur et à mesure qu’on lit les romans des Voyages extraordinaires on perçoit la fréquence avec laquelle ce procédé revient chez Verne; ceci est d’autant plus vrai lorsqu’on met ses textes en contraste avec ceux de Nordau. Je propose ici un échantillon d’exemples tirés des textes de Verne: la liste est loin d’être exhaustive mais elle nous fournit une idée d’une caractéristique textuelle, d’un procédé d’écriture dont est conscient tout lecteur de Verne. Ce phénomène n’est pas gratuit et fait partie de toute une vision du monde à venir (et qui se fait déjà):
• il y a chez Verne de nombreux personnages (masculins bien sûr) qui sont assez extraordinaires: Cyrus Smith, Fergusson, Nemo, Michel Strogoff, Clawbonny, Kaw-djer, et bien des autres possédant des qualités qui dépassent de loin celles des autres êtres qui les entourent. Ces personnages possèdent toutes des qualités d’être supérieurs et au cours des narrations ils ont l’occasion de les démontrer au lecteur;
• des machines et des performances techniques inouïes: le Nautilus, l’Albatros, l’Épouvante, France-Ville et Stahlstadt, l’éclairage souterraine des Indes noires, la fonte du canon dans De la Terre à la lune, la description de technologies qui sont toujours « perfectionnées » (que ce soit les lampes ‘Davy’ qu’on emploie dans les mines ou les appareils ‘Ruhmkorpf’ qui permettent de respirer dans des conditions adverses) sont autant de merveilles qui sont à la fois possibles en termes de la technologie du jour, mais aussi incroyables en même temps;
• des événements ou des scènes extraordinaires: l’invisibilité de Storitz lors des fêtes de noces (Le Secret de Wilhelm Storitz), le rêve d’Axel sur la création (Voyage au centre de la terre), la visite des ruines de l’Atlantide (Vingt Mille Lieues sous la mer), l’être monstrueux et le troupeau de mastodontes (Voyage au centre de la terre), la création de Gallia (Hector Servadac), les secrets du Château des Carpates. Tous ces ‘moments extraordinaires’ dépassent le cadre du monde connu et lancent le lecteur dans une nouvelle phénoménologie du temps et de l’espace;
• la façon d’employer la nomenclature: que ce soit des poissons, des plantes, ou des formations géologiques, l’agglomération de la nomenclature dépasse les confins référentiels pour se poétiser de façon épique (Voyage au centre de la terre, Vingt mille lieues sous la mer, L’Île mystérieuse). L’accumulation lexicale joue sur la sonorité et la poésie des termes, et crée un espace textuel qui n’existe que dans les mots, en dehors de toute réalité conçue en seuls termes référentiels et empiriques;
• l’argent: il existe en abondance quand les personnages principaux en ont besoin et ils en disposent librement. Que ce soit le Dr. Sarasin, Fergusson, Phileas Fogg, ou le Capitaine Nemo, l’argent ne leur fait jamais défaut. Par contre, l’importance de l’or est souvent amoindrie et ceci revient à plusieurs reprises: dans Cinq semaines en ballon Fergusson abandonne sans même y penser les quantités d’or ramassées par Joe dans le désert; la poursuite de l’or est ridiculisée dans La Chasse au météore, de même que l’apprêté pour l’or du Juif Isac est condamnée dans Hector Servadac, et le Kaw-djer d’En Magellanie s’en moque.
Autrement dit, tout est sujet à l’expansion, à l’amplification, ou à la réduction chez Verne: les phénomènes du discours hyperbolique s’immiscent partout dans la trame des narrations. Ce phénomène se produit pour des raisons diverses: parfois c’est pour la farce et le satire (puisque l’humour compte pour beaucoup chez Verne), et pour exercer la fonction critique; parfois c’est pour réaliser le mode fantastique ou fantaisiste qui domine tant les écrits de Verne. De par sa définition même le fantastique a besoin de l’expansion puisqu’il dépasse le cadre du connu et du possible: on pourrait même avancer la notion que l’expansion est une caractéristique inhérente de l’écriture vernienne. Si cela est vrai, il peut très bien exister des motivations multiples qui expliquent l’emploi variable que fait Verne de l’hyperbole, consciemment ou non. Je voudrais proposer ici qu’il y a deux autres facteurs qui appuient le développement et l’emploi du discours hyperbolique chez Verne. Ce sont des facteurs qui relèvent de la spécificité du contexte historique dans lequel les textes sont produits. Mais les deux facteurs sont nettement liés l’un à l’autre dans la mesure où la théorie de la dégénérescence fait partie du phénomène plus large de la mondialisation. De notre perspective, la fin de siècle d’il y a cent ans peut en partie s’expliquer par les caractéristiques de la mondialisation qui s’énoncent de manière évidente: Verne construit ses narrations autour d’elles. Les deux facteurs que je voudrais mettre en relief ici par rapport au discours hyperbolique sont les suivants :
1) d’abord, dans la tension idéologique qui existe à l’intérieur du projet vernien le discours hyperbolique fonctionne pour miner le discours sur la dégénérescence (à l’opposée de Nordau). Le discours hyperbolique appuie le projet pédagogique/idéologique de l’éditeur Hetzel dont un des principes de base est l’expansion de la pensée scientifique positiviste et civilisatrice, d’où toutes les éloges de l’entreprise scientifique et de ses réalisations technologiques. Toute possibilité d’entropie, ou de nivellement, qui accompagnerait la dégénérescence et l’atavisme est amoindrie, et les différences sont même exagérées afin de montrer à quel point le moment historique est exceptionnel. La plupart des textes de Verne se déroulent dans le monde actuel, ou dans le proche avenir : il y a peu de textes où il s’agit d’une projection dans l’avenir à la manière de Paris au XXe siècle. Pourtant l’anxiété de la voix narrative devant les forces de la nature et le devenir humain est toujours là: la découverte et subséquente publication de Paris au XXe siècle en 1995 nous démontre que ce second discours est présent chez Verne dès le début de sa carrière.
2) en même temps le discours hyperbolique traduit la nécessité d’expansion qui fait partie du capitalisme et de la pensée qui le l’appuie. Dans son livre, Paris, Capital of Modernity17, le géographe David Harvey démontre que cette capacité, voire cette nécessité, d’expansion constitue une dimension fondamentale du capitalisme, de son mode production et de reproduction, et de ces principes de base. Les différentes formes d’expansion fondée sur la quasi-nécessité d’expansion qui se présentent d’un bout à l’autre des Voyages extraordinaires constituent à mon avis une manifestation textuelle du processus de la mondialisation à l’intérieur duquel Verne élabore ses narrations. Comme le dit Jean Chesneaux, Verne « s’abandonne sans guère de réserves au discours raciste et ethnocentriste alors dominant; dans cette perspective, l’expansion européenne apparaît comme à la fois nécessaire et salutaire »; « la colonisation, telle que la présentent les Voyages, n’est pas tellement un fait de domination de certains peuples sur certains autres, qu’une des modalités de la maîtrise de l’homme sur le globe. »18
La maîtrise de la nature par l’homme: ceci est un élément central pour Verne tout comme pour Nordau, bien que le phénomène s’articule de façon différente chez ce dernier; les deux auteurs portent chez eux des éléments de la tradition saint-simonienne d’une part et de l’instrumentalité de l’Aufklärung de l’autre. En même temps les deux auteurs expriment également ‘la pathologie du progrès’ dans leurs textes. Leur réponse à la crise de légitimation devant laquelle se trouvent les paradigmes bourgeois et patriarcaux hégémoniques est celle-ci: soit de condamner les adversaires comme étant des ‘malades’, soit de gonfler les bienfaits de la science et ses héros et de les mythologiser. Nordau et Verne partagent fondamentalement les mêmes valeurs bourgeoises: « toutes ces positions extrêmes participaient d’une philosophie générale de l’humanisme positiviste et évolutionniste caractéristique du libéralisme européen du XIXe siècle, qui prisait l’ordre, la discipline traditionnelle, le progrès, la respectabilité et la rationalité. »19
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A partir d’une philosophie de l’histoire téléologiquement orientée vers la réalisation de la Raison et d’une épistémologie positiviste dont le but politique inavoué est de maintenir et même d’élargir l’hégémonie existante, Nordau fait opérer une ‘convergence contaminée’ des discours médical, esthétique, politique et d’autres. Le discours hyperbolique de Nordau a pour but de remplir l’espace discursif et d’arrêter la sémiose ‘irrégulière’ déclenchée par les artistes, écrivains et penseurs de l’époque qui dépassent (et subvertissent) l’illusion référentielle hégémonique. Pour Nordau, il n’existe qu’un seul mode de représentation, et il n’est pas capable d’imaginer un monde où d’autres modes existeraient: cela serait à la fois anormal et malsain. Devant les phénomènes de la ‘dérégulation’ culturelle qui accompagnent la mondialisation, il choisit une solution plutôt conservatrice et souvent contradictoire.
Pour sa part Verne se trouve également pris dans un réseau de complexités et contradictions fondé dans la mondialisation, ce qui contribue à l’expansion hyperbolique dans ses textes. Pourtant, si certaines motivations chez lui ressemblent à celles de Nordau, d’autres le font beaucoup moins. Son rapport à la modernité est plus complexe que ce qu’on trouve chez Nordau, et même s’il ne démontre pas de vraie conscience critique (comme le fait Flaubert) envers sa propre entreprise romanesque,20 il existe chez lui un sens d’humour (donc une auto–distanciation) qui est totalement absent chez Nordau. Le modernisme qui existe avant la première Guerre mondiale est souvent une réaction contre les nouvelles conditions de production (les machines, l’usine, l’urbanisation), la circulation de personnes et d’information (les nouveaux systèmes des transports, la communication), et la consommation (les marchés de masse, la publicité, les modes) plutôt qu’un mécanisme de changement.21 Si le discours hyperbolique chez Verne reprend l’expansion nécessaire au capitalisme et au processus de la mondialisation, et s’il traduit des sentiment à la fois d’émerveillement et d’angoisse devant les changements qui se font en fin de siècle, il finit par jouer également un rôle esthétique chez lui qui manque aux textes de Nordau. Ce processus d’esthétisation a sans doute contribué au fait que les livres de Verne se lisent toujours par le grand public, tandis que ceux de Nordau restent dans le domaine du spécialiste.
Notes
1. Charles Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham and London, Duke University Press, 2004, p. 1; ma traduction.
2. J’utilise le terme ‘mondialisation’ ici pour designer l’accroissement de l’interdépendance des pays et des individus. Le terme ‘globalisation’, qui lui est très proche et souvent employé interchangeablement, désigne plutôt l’ultime étape de la mondialisation au niveau commercial, celle pendant laquelle les entreprises mettent en place un réseau mondial.
3. Par exemple, son livre Die conventionnellen Lügen der Kulturmenschheit (Les Mensonges conventionnelles de la civilization) connaît 70 ré–éditions et est traduit en quinze langues dans les années qui suivent sa parution en 1883.
4. Nordau, Max, Dégénérescence, traduit par Auguste Dietrich, 2 vol., Paris, Félix Alcan, 1894.
5. Le rôle de ‘médiateur’ que joue Nordau se voit aussi dans les feuilletons qu’il publie pendant vingt ans dans la Neue Freie Presse dans lesquels il interprète la vie culturelle française au public germanophone.
6. Dans son livre sur la dégénérescence publié en 1887, Genio e degenerazione, Lombroso prend déjà ses distances par rapport à Nordau et définit en quoi sa comprehension de l’‘anormalité’ diffère de celle de Nordau.
7. Charcot a présidé à la soutenance de la thèse de Nordau en 1882 (intitulée De la Castration de la femme).
8. Voir à ce sujet les commentaires de Malcolm Waters dans Globalization, London and New York, Routledge, 2e édition, 2001, p. 4 sur le développement de la conscience mondiale à la fin du XIXe siècle.
9. Sander L. Gilman, “ Max Nordau, Freud, et la question de la conversion ” dans Delphine Bechtel, et al., Max Nordau, 1849 – 1923. Critique de la dégénérescence, médiateur franc –allemand, père fondateur du sionisme, Paris, Cerf, 1996, p. 37.
10. Voir à ce propos; Patrick Brantlinger, Bread and Circuses. Theories of Mass Culture and Social Decay, Ithaca, Cornell, UP, 1983; Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958; Marie–Christine Leps, Apprehending the Criminal. The Production of Deviance in Nineteenth-Century Discourse, Durham and London, Duke UP, 1992; et Daniel Pick, Faces of Degeneration. A European Disorder, c. 1848 – c. 1918, Cambridge, Cambridge UP, 1989.
11. Pour l’usage que fait Nordau des métaphores et des images tirées des domaines scientifiques, voir: Donald Bruce, “ Convergences contaminées: le discours hyperbolique dans Entartung (Dégénérescence) de Max Nordau’, Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry, vol. 12, no. 1-2-3, 1997, pp. 73-97.
12. Thornton, Robert, The Decadent Dilemma, London, Edward Arnold, 1983, pp. 8-9.
13. Dégénérescence , I, 212.
14. Dégénérescence, I, 213.
15. Dégénérescence, I, 232.
16. Dégénérescence, II, 565.
17. David Harvey, Paris, Capital of Modernity, New York and London, Routledge, 2003, p. 13. Voir aussi son livre The Condition of Postmodernity, Cambridge, Blackwell, 1989 où le modernisme est analysé dans les premiers chapitres.
18. Jean Chesneaux, Jules Verne. Un regard sur le monde, Paris, Bayard, 2001, pp. 165, 179.
19. Steven S. Aschheim, “ Max Nordau, Friedrich Nietzsche, et ‘Dégénérescence’ ”, in Delphine Bechtel, op. cit., p. 145.
20. La seule exception à cela se trouve sans doute dans la rédaction du Château des Carpathes.
21. David Harvey, The Condition of Postmodernity, op. cit., p. 25.